Avec son visage fripé et son sari bleu et blanc, Mère Teresa est sans conteste une icône planétaire. L’itinéraire de cette jeune fille albanaise consacrée aux pauvres et à la misère du monde dans les rues de Calcutta fascine autant qu’il interroge ; la dernière décision de l’ONU de consacrer une exposition photo « à la vie, au message et à l’action » de la sainte, sous l’égide du Saint-Siège, avalise cette reconnaissance mondiale. Le 5 septembre, anniversaire de sa mort, est même devenu la journée internationale de la charité. Pourquoi, dès lors, canoniser celle qui est déjà une sainte mondiale ? Le geste de François, ce dimanche 4 septembre, sera-t-il un simple rite, entérinant une dévotion populaire qui ne l’a pas attendu pour voir dans « la mère » une égérie de la charité mondialisée ?
La question se pose doublement, car les révélations fracassantes sur la part obscure de mère Teresa et de son œuvre se sont multipliées depuis les années 1990. Prosélyte, pratiquant la conversion forcée, glorifiant la souffrance au détriment de celui qui souffre, la mère serait aussi une figure machiavélique ou malade, orchestrant des détournements de fonds à vaste échelle et asseyant sa communauté sur un magot caché. Pourquoi, alors, canoniser celle qui fait couler tant de mauvaise encre sur l’Église ? De surcroît, sa canonisation intervient notoirement au terme d’un processus accéléré : au mieux, le pape prend un risque ; au pire, il participe d’un vaste complot en agissant en connaissance de cause.
Bref : ce qui devait être, pour la communauté catholique, la célébration mondiale d’une figure positive de la foi chrétienne, devient, après être passé à la moulinette de l’ère du soupçon, un nouveau point de frottement avec le monde extérieur.
Le sens de la canonisation
Une canonisation a une double dimension. En déclarant saint (en inscrivant dans le « canon », c’est-à-dire la liste officielle, des saints) une personne, l’Église catholique reconnaît ses vertus et sa fidélité à Dieu ; et propose la vie de cette personne en exemple et en intercesseur aux croyants (Catéchisme de l’Église Catholique, 828). Ce n’est pas à dire qu’il n’y a de saints que de canonisés ; ni que la canonisation consacre une vie irréprochable à l’emporte-pièce. Par ce geste, l’Église reconnaît le besoin humain des croyants de regarder vers des frères et sœurs ainées dans la foi, d’en tirer inspiration pour mener une vie chrétienne, mais aussi et surtout, réconfort en voyant les luttes de leurs prédécesseurs contre leurs péchés, leurs défauts. A ce titre, beaucoup de croyants catholiques sont particulièrement touchés par la « nuit de la foi » traversée par mère Teresa, ce long silence de Dieu dont la religieuse dit avoir souffert des années durant. Cette nuit spirituelle est un modèle de recherche de Dieu dans le silence et les épreuves, bien plus fort, à bien des égards, qu’une fusion mystique, transparente et joyeuse avec Dieu à l’échelle de toute une vie.
Ferveur populaire, prudence de l’Eglise
Une telle décision, ensuite, fait l’objet d’un processus minutieux et détaillé, par lequel les autorités de l’Église scrutent la vie de la personne dont le « procès » de canonisation est instruit. Il n’y aurait aucun intérêt à proposer en modèle de sainteté une personne à la moralité douteuse, ou bien dont les agissements restent dans l’ombre ! Des textes officiels de l’Eglise régulent le processus : il y a d’abord une enquête approfondie menée par l’évêque du diocèse où est morte la personne – ici, Mgr D’Souza, évêque de Calcutta –, avec le concours de théologiens, d’historiens, de médecins, bref, de tous les experts possibles. Les conclusions de l’enquête (« la cause ») ont été transmises au Vatican où un organisme spécial, la Congrégation pour la Cause des saints, a ré-examiné les 80 volumes de résultats. « L’avocat du diable » s’est chargé d’examiner toutes les failles possibles dans la vie de la personne. Le but est triple : affirmer le rayonnement spirituel du candidat à la sainteté, ses vertus chrétiennes, et deux miracles au moins. Ensuite, c’est au pape que revient la décision finale.
François est-il passé outre les normes en vigueur en précipitant une canonisation, dont la première étape, la béatification, avait déjà enfreint la règle des cinq ans d’attente minimum, puisque l’ouverture du dossier avait eu lieu en 1999, soit deux ans après la mort de la religieuse ? Le délai de cinq ans est une norme adoptée par Jean-Paul II en 1983, dans le dernier texte règlementant les canonisations, qui admettait des dérogations à titre exceptionnel – Jean-Paul II étant un cas emblématique, puisque Benoit XVI ouvrit son dossier de béatification deux mois après sa mort, en 2005. Il faut y voir une saine perpétuation d’une très vieille coutume, puisque, aux premiers temps de l’Église, et jusqu’au Haut Moyen Âge, le « vox populi, vox Dei » prévalait : le peuple venait présenter à l’évêque un personnage d’une sainteté éclatante, pour que celui-ci le déclare saint sur la base de sa réputation populaire. Les crix de santo subito qui ont résonné place Saint Pierre, pendant la messe d’enterrement de Jean-Paul II, en sont une expression moderne. Évidemment, l’Eglise a conscience des abus d’une telle pratique et a pour cela progressivement formalisé et judiciarisé le processus. Mais la communauté chrétienne garde ce rôle de témoin des qualités et de la foi exemplaires d’une personne : ce sont, au fond, les laïcs qui viennent solliciter du clergé un hommage spécial pour une figure très populaire, et très aimée. Les exemples de saints extrêmement populaires dans l’histoire ne manquent pas : Saint Louis, mort en 1270 et canonisé en 1297 ; Thomas Beckett, canonisé un an après sa mort ; Saint François et sainte Claire d’Assise, déclarés saints tous les deux deux ans après leur mort, respectivement en 1228 et 1255. À cet égard, les 19 ans qui séparent la mort de mère Teresa de sa canonisation officielle représentent bien plus un long délai, au vu de la popularité de la religieuse, qu’une accélération indue.
La part obscure de la force ?
Reste que cette canonisation, pour être conforme aux pratiques de l’Église, suscite bon nombre de questions brûlantes qui tiennent en trois chefs d’accusation : mère Teresa aurait abusé de sa position pour baptiser des mourants, gagnant au catholicisme des convertis malgré eux ; elle aurait détourné d’importantes sommes d’argent ; et, plus grave, aurait sacrifié tous les misérables dont elle s’occupait sur l’autel d’une souffrance idéalisée et non soulagée, car rapprochant les pauvres du Christ. Ces questions sont sérieuses, et ne peuvent être évitées.
Elles ont deux sources. La première est un documentaire, puis un livre, parus en 1996, de l’athéiste britannique Christopher Hitchens. Hitchens était un brillant journaliste et polémiste décédé en 2011 et extrêmement actif sur le plan international. Il était aussi une icône du mouvement athée, se définissant comme « antithéiste » et admirateur fervent des Lumières. La deuxième, de tonalité plus scientifique, est une étude canadienne rendue publique en 2013, affirmant se fonder sur une enquête approfondie pour révéler les graves manquements en matière de gestion des médicaments, et alimentant l’image double de détournement d’argent et de glorification de la souffrance. Cette étude a été prise au sérieux par la Congrégation pour la Cause des saints, à Rome, dans l’instruction du procès de la sainte. Mais sans forcément rentrer dans l’argumentation judiciaire, on peut partir des trois points soulevés pour éclairer cette indignation, rarement purement malintentionnée, souvent authentique.
Aimer le souffrant, combattre la souffrance
Commençons par la conception de la souffrance chez Mère Teresa, puisqu’il y a là de quoi choquer, légitimement. La religieuse aurait-elle vraiment sacrifié à sa vision mystique de la souffrance les pauvres dont elle avait la charge, allant jusqu’à leur refuser des médicaments pour, en gros, offrir à Dieu leur souffrance ?
La souffrance chrétienne n’est jamais voulue : en tant que privation de la santé physique voulue par Dieu pour tout homme, elle est un mal. La réflexion de l’Église sur la souffrance consiste à la reconnaître quand elle est là, et à essayer de la comprendre, dans une vision du monde comme créée par un Dieu bon ; jamais à la justifier, ou à la provoquer. En témoigne la longue tradition de fondations hospitalières, depuis le Moyen Âge, et de congrégations religieuses consacrées à la vie des plus pauvres et des plus souffrants. L’action de mère Teresa auprès des pauvres d’Inde s’inscrit dans cette tradition : son premier geste, au moment de fonder les Sœurs missionnaires de la charité, est d’aller suivre un cours intensif en soins infirmiers. A la racine de son engagement pour les pauvres et les malades, il y a des contacts physiques extrêmement choquants avec des corps humains, des vivants abandonnés à une mort lente et silencieuse par la corruption, ramassés sur un trottoir, déjà dévorés par les fourmis et les rats. Car il faut apprécier, aussi, le contexte indien des débuts de mère Teresa, dans l’Inde de l’immédiate après-indépendance : Calcutta est un concentré infernal de toutes les misères humaines, où un fils peut abandonner sa mère dans une poubelle. Le premier objectif de la sainte a été de redonner de la dignité à ces damnés de la terre, à ces intouchables, en les touchant, en les pansant, et en leur permettant de mourir ailleurs que sur le trottoir. Elle a mendié des médicaments dans les pharmacies, organisé des ambulances tournantes pour soigner les lépreux rejetés par la société hindoue, quêté des soutiens financiers pour construire des centres hospitaliers … Jamais elle n’a rationné les médicaments, ni lésiné sur les pansements ou les soins.
Dire que Mère Teresa voyait dans les malades et les souffrants l’image de Jésus, cela signifie qu’elle y voyait une personne à la valeur infinie, à respecter et soigner comme s’il s’agissait de Dieu lui-même. Ce que mère Teresa rappelle au monde, c’est qu’il ne suffit pas de soigner le corps, de « bourrer » le mourant d’analgésiques pour le laisser mourir seul. Au-delà de la souffrance physique, elle voyait le besoin urgent du mourant d’être entouré, aimé.
L’argent, mauvais maitre, bon serviteur
La même étude canadienne a conclu au détournement d’importantes sommes d’argent. Les sœurs de mère Teresa recevraient des sommes gigantesques jamais réinjectées dans des équipements sanitaires, délibérément laissés dans un état de délabrement avancé.
Toute forme d’abus de biens financiers est condamnable, d’abord et surtout dans des congrégations religieuses qui ont fait vœu de pauvreté comme les sœurs de mère Teresa. Devenue une icône des médias et des peuples, mère Teresa s’est trouvée confrontée à des afflux de dons monétaires. Elle était elle-même sensible à cette question de l’utilisation de l’argent et à son pouvoir corrupteur. Elle appelait des dons au moins autant humains que financiers (prière, engagement humanitaire). Cela n’exclut pas de possibles malversations à échelle humaine, comme dans toute institution humaine, mais certainement pas orchestrées et institutionnalisés par elle. Les grosses sommes d’argent levées par elle ont été entre autre redonnées au Vatican et redistribuées à d’autres organisations de charité catholiques dans le monde : il n’y pas de « magot caché » ! Ni mère Teresa ni sa congrégation ne peuvent paraitre avoir bénéficié de sommes frauduleuses. A sa mort, la « mère » ne possédait d’ailleurs rien en propre sinon deux saris bleus, un chapelet, une croix, un sac en toile, un parapluie, une paire de sandales et un petit tricot de laine bleue pour l’hiver.
La charité du désespoir
Troisième conclusion à charge : la religieuse aurait profité de la faiblesse des mourants qu’elle recueillait pour les convertir malgré eux à la foi catholique en les baptisant à la sauvette. Elle serait d’ailleurs à l’origine d’un vaste complot pour christianiser l’Inde, une clé de lecture qui sous-tend encore la presse hindoue.
Rappelons d’abord que, pour nous catholiques, la foi est affaire de conviction personnelle, d’un engagement librement donné par le croyant. Dieu n’a que faire de croyants récalcitrants, dans son Paradis malgré eux. Que des chrétiens aient, dans l’histoire, pratiqué les conversions forcées, ne légitime aucunement ce geste ; et d’ailleurs, chaque épisode de conversion par la force, souvent doublée d’enjeux politique, a suscité d’importants débats dans les entourages du puissant dont le glaive prétendait gagner à Dieu des fidèles. Pour revenir à mère Teresa, son action s’est toujours inscrite dans le respect de la liberté religieuse. Elle respectait la croyance des malades, et baptisait les enfants et mourants quand, après recherche, elle n’avait aucune idée de leur religion, de celle de leurs proches, et que ceux-ci avaient perdu la mémoire de leur identité. Dans une vision du monde créé par Dieu, où le plus grand cadeau que l’on puisse faire à un homme est de lui donner la possibilité d’être sauvé par Dieu, ce geste, posé au moment désespéré de l’abandon et de la mort, participe d’une logique de charité, non de prosélytisme. Concrètement, cela permettait aussi aux mourants d’avoir des funérailles, et d’être enterrés dans un cimetière. Les autres cadavres étaient remis par les sœurs aux prêtres hindous ou aux imams musulmans
Conclusion : un salutaire procès en sainteté
Les critiques de cette étude sont d’utiles questions pour se jouer l’avocat du diable, c’est à dire fouiller en profondeur le passé de quelqu’un qu’on s’apprête à donner en exemple à l’Église et au monde. Quant à la réalité du portrait brossé de mère Teresa, il faut cependant s’en méfier : les chercheurs canadiens, par exemple, n’ont contacté ni patient, ni docteurs, ni volontaires ; ni officiel du Vatican, ni personne chargé de sa canonisation. Ce n’est donc pas une enquête de terrain, et il faut aussi se fonder sur les témoignages de ceux qui ont côtoyé mère Teresa.
Personne n’aurait fait ce que mère Teresa a fait par volonté de pouvoir mal placée : se mettre les mains dans la misère humaine, dans ce qu’elle a de plus sale, de plus repoussant, de plus ingrat aussi. A vue humaine, c’est incompréhensible. Il est important de comprendre que pour mère Teresa, le pauvre et le malade sont des êtres humains, donc des enfants de Dieu, tous, et que le premier crime est que ces êtres soient abandonnés à une condition animale, déchue de leur dignité humaine. En canonisant la religieuse, le pape François ne se livre ni à une concession démagogique à l’esprit du temps amateur de figures d’altruisme fortes, ni à une entreprise complotiste de dimension mondiale : il donne en exemple celle qui a su « se mettre au service des pauvres, être constructeurs de ponts, pour briser la logique de la division, du rejet, de la peur des uns et des autres. »