Opinion

« Je vous préviens, je préfère mourir que de me voir comme ça »

3ème étage de la maison de retraite Saint Jean. En arrivant dans la chambre de Monsieur G, âgé de 89 ans, je suis accueillie avec beaucoup de distinction par un homme de grande taille à la silhouette fine et élancée et au sourire charmant.

Dès les premières minutes de notre entretien, je n’ai aucune peine à imaginer le passé heureux et glorieux que cet ancien PDG d’un grand laboratoire pharmaceutique tente de me décrire dans un récit trépidant et passionné. Grand baroudeur dès son plus jeune âge, son grand regret au crépuscule de sa vie est de n’avoir pu explorer l’Océanie, seul continent manquant au palmarès de ses pérégrinations. Son intelligence supérieure et sa volonté tenace lui ont toujours permis d’accéder à des postes à hautes responsabilités, jusqu’à prendre la direction générale d’un des plus grands laboratoires pharmaceutiques français.

Ses rares temps libres, Monsieur G les consacrait à sa famille qu’il emmenait en randonnées pour gravir des sommets toujours plus hauts, ou à l’athlétisme qui lui rapportera de belles médailles (dont Monsieur G taira le nombre avec une humilité qui me laisse deviner toute son élégance). « Toute ma vie, j’ai voulu être de plus en plus performant » me dit-il. Au vue de l’exigence de vie que s’est toujours imposé cet ancien aîné de famille et ancien combattant, je devine rapidement que Monsieur G a, jusqu’ici, bien rempli son objectif.

Oui, mais aujourd’hui Monsieur G respire difficilement, perd de la force musculaire au niveau des jambes et sait qu’il peut mourir à tout instant : on vient de lui annoncer un cancer grave dont il ne pourra guérir. La perspective qui s’ouvre désormais à lui est celle d’une inexorable aggravation de son état physique jusqu’à sa mort, et cela Monsieur G ne peut l’admettre. Et d’ailleurs, qui le pourrait ? « Je ne peux supporter de me voir diminuer alors que j’ai toujours voulu progresser, vous comprenez ? Je vous préviens, je préfère mourir que de me voir comme ça » répétera-t-il à chacun de ses visiteurs durant les 15 premiers jours qui suivront son arrivée à la maison de retraite.
Mon rôle en tant qu’ergothérapeute de l’établissement est de fournir à Monsieur G des aides et des conseils pour lui permettre de conserver aussi longtemps que possible une autonomie dans les actes de la vie quotidienne et un sentiment de dignité : une canne pour la marche, un ordinateur pour communiquer, une technique pour se lever sans tomber. Néanmoins, je sens bien une limite dans l’aide que je peux procurer à Monsieur G : ce que je lui propose ne suffit ni à satisfaire sa soif existentielle d’être utile, ni à atténuer sa demande de mourir.

Cette réponse fondamentale, c’est sa voisine de chambre, une « petite » dame de 93 ans qui la lui apportera d’une façon simple et inattendue. Presque aveugle, elle éprouve depuis quelques mois des difficultés pour s’orienter dans les couloirs de la maison de retraite et chaque soir elle entre par mégarde dans la chambre de M. G. Cette intrusion, qui pendant une longue période agacera franchement le haut patron et propriétaire de la chambre, deviendra un véritable déclic. Un matin, Monsieur G. m’adresse fièrement dans le couloir : « Je crois que je commence à comprendre que cette dame qui vient toujours dans ma chambre par erreur a peut-être besoin de moi. Alors j’ai décidé de la guider. Et peut-être que d’autres de cet étage ont besoin de moi ».

Du jour au lendemain, c’est un autre homme que nous avons vu déambuler dans les couloirs, toquant chaque matin aux portes du 3ème étage pour s’enquérir des nouvelles des pensionnaires, entamant volontiers un brin de discussion avec l’un ou accompagnant l’autre à la salle à manger. « A 89 ans, je crois que je découvre une nouvelle valeur de la vie…soupire-t-il au terme de sa journée. Ce qui m’aide à vivre

ici, c’est de sentir que je peux aider d’autres personnes ».
Quelques jours plus tard, l’état de santé de Monsieur G. se dégradera subitement. Hospitalisé en urgence, il demandera à sa famille : « je ne veux pas mourir à l’hôpital mais dans mon village à saint Jean ». Saint Jean, c’est le nom de notre maison de retraite où il s’éteindra naturellement le lendemain.

Oui, la demande de mourir est fréquente chez des personnes en fin de vie, et je ne prétends pas affirmer qu’elle n’est ni réelle ni persistante. Mais je peux témoigner que les circonstances de la vie, l’inattendu des rencontres ou des retrouvailles et la qualité des liens tissés à cette période extrême de l’existence peut aider certaines personnes désireuses de mourir à trouver un nouveau sens (ou du moins une nouvelle valeur) à leur vie. Pour moi, légaliser l’euthanasie ou le suicide assisté, c’est prendre le risque de voler à nos aînés une période de vie qui est encore un « temps du possible ».

Par Elisabeth

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